Speech

by

Emile Picard

in

University Hall

September 6, 1902

 

 

Sire, Altesse Royale,

Monsieur le Recteur, Monsieur le Président de la Société des Sciences,

Mes Dames, Messieurs

 

Les délégués de tous les pays sont heureux d’apporter à l’Université et à la Société des Sciences de Christiania l’expression de leur admiration pour le grand géomètre dont la Norvège fête le centenaire. C’est pour eux une joie d’autant plus grande qu’ils ont en cette circonstance le grand honneur d’être re¨us par le souverain éclairé qui a montré tant de sollicitude pour les sciences et a su, en poète, apprécier la profonde poésie des sciences mathematiques. Que Votre Majesté nous permette de lui en exprimer notre vive reconnaissance.

            Le nom d’Abel est à jamais inscrit parmi les noms des mathématiciens les plus célèbres du dixneuvième siècle, et la brièveté même de sa carrière si féconde a contribué encore à accroitre sa renommé. La lecture des ouvrages d’Euler, puis de Lagrange et de Legendre, inspira à Abel tout jeune encore, le désir de contribuer aux progrès de la théorie des équations algébriques et de la théorie des fonctions elliptiques. On lui doit en algèbre la première démonstration rigoureuse de l’impossibilité de résoudre par radicaux les équations de degré supérieur au quatrième, et une classe remarquable d’equations résolubles est restèe dans la science sous le nom d’équations abéliennes. Comme l’ont montré les travaux ultérieurs, c’est à une suite d’equations abéliennes de degré premier que se ramène la résolution de toute équation résoluble par radicaux. Dans la théorie des fonctions elliptiques, Abel s’élevant bien au dessus des points de vue d’Euler et de Legendre, voit le premier l’importance capitale du problème de l’inversion et de la double périodicité; ses mémoires sur la multiplication, la division et la transformation des fonctions elliptiques présentent une admirable unité et il a fallu une incomparable pénétration pour ramener à leurs véritables principes les problèmes traités.

            Abel avait été frappé de bonne heure du peu de rigueur que présentaient certaines théories mathématiques dont se contentaient alors les géomètres à qui la Mécanique céleste et la Physique mathématique devaient pourtant de si grands progrès. Ses courtes notes sur les séries témoignent d’une remarquable perspicacité; par une merveilleuse divination, il pressent l’importance que vont prendre dans la science les séries entières, et il arrive à la notion de ce que nous appelons aujourd’hui le circle de convergence d’une telle série. Ses remarques sur la continuité des fonctions appelaient en mème temps, pour la première fois, l’attention sur les dangers de certaines modes de raisonnement. Abel est donc, après Cauchy et Gauss, un des ma”tres de la première heure dans la révolution d’un caractère hautement philosophique qui devait rendre de nos jours la Mathématique si précise dans ses concepts fondamentaux, et si inflexible dans la rigueur logique de ses déductions.

            Les intégrales et les fonctions elliptiques avaient occupé les premières années de la vie scientifique d’Abel; mais ce sujet, si vaste qu’il fut n’avait pas tardé à être trop étroit pour son génie. Le difficile problème de la réduction des intégrales hyperelliptiques à des logarithmes et à des intégrales l’occupe à plusieurs reprises, et il laisse sa marque profonde sur cette question qui sollicitera sans doute longtemps encore les efforts des géomètres. Entreprenant ensuite l’étude des intégrales de différentielles algébriques, il decouvre la proposition connue sous le nom de Théorème d’Abel. Cette généralisation merveilleuse de l’intégrale d’Euler devait avoir d’immenses conséquences. Elle permit à Abel lui-même de définir le nombre entier que l’on devait appeler plus tard le genre d’une courbe algébrique, et dont l’étude, à d’autres points de vue d’ailleurs, fut faite complètement plus tard par Riemann et par Weierstrass. Jacobi rendit un juste hommage à celui qui avait été son émule et, sur certains points, son devancier, en proposant pour les intégrales de différentielles algébriques le nom resté dans la science d’intégrales abéliennes. De même, le nom d’Abel est attaché aux fonctions périodiques de plusieurs variables, dont son célèbre théorème établit l’existence et les propriétés fondamentales.

            En apprenant la mort prématurée du jeune géomètre norvégien, l’excellent et vénéré Legendre écrivait qu’Abel avait élévé un monument suffisant à donner une idée de ce qu’on pourrait attendre de son génie ni fata obstetissent. Cet éloge nous parait aujourd’hui bien faible. Tel qu’il est, le monument inachevé place Abel parmi les plus grands. Qu’il me soit permis, en pensant à sa carrière si courte et si tourmentée, d’évoquer la mémoire d’un géomètre fran¨ais qui devait être brusquement enlevé à la science peu de temps aprês la mort d’Abel, en laissant aussi derrière lui un glorieux souvenir. Evariste Galois avait fait, on ne peut en douter, une étude approfondie de quelques mémoires fondamentaux d’Abel, et ces deux grands inventeurs se ressemblent par leur étonnante puissance de généralisation et par l’ampleur des questions qu’ils soulèvent. Abel et Galois, quels rapprochements ces deux noms nous suggèrent! Si quelques années de plus leur avaient été données, le développement des mathémathiques au dix-neuvième siècle eût été complètement modifié. Peut être vaut-il mieux cependant, pour les génies de cet ordre, de disparaitre tout jeunes encore, en laissant derrière eux un sillage éclatant, et en ce sens, les Anciens avaient raison de dire que ceux qui meurent jeunes sont aimés des Dieux. La postérité la plus reculée rattachera toujours au nom d’Abel le domaine immense concernant les intégrales de différentielles algébriques quelconques et dans les Traités sur la théorie des équations algébriques on verra toujours presque à chaque page les noms d’équations abéliennes et de groupes abéliens.

            Je ne puis terminer sans associer à cette commémoration d’Abel le souvenir d’un mathématicien norvégien dont la perte récente est encore ressentie par tous les géomètres. Sophus Lie illustra la science norvégienne pendant le dernier tiers du dix-neuvième  siècle et sa théorie des groupes de transformations préservera à jamais son nom de l’oubli. Avec le grand Abel et l’illustre Sophus Lie, la Norvège est assurée d’occuper une place d’honneur dans l’histoire des mathématiques au dix-neuvième siècle.

 

 

 

[Copied from Aftenposten September 11, 1902.]